vendredi 25 décembre 2009

Le chamanisme actuel en Bouriatie

Voici la version française d'un article qui doit être publié dans une revue universitaire polonaise, consacré au chamnisme actuel en Bouriatie. Nous avons joint l'original en russe. Bonne lecture!



LE CHAMANISME ACTUEL EN BOURIATIE

S.Z. Akhmadoulina
Université d’Etat de Bouriatie
Oulan-Oudé, Russie

A. des Grottes
Institut d’Etudes Politiques
Bordeaux, France

Cet article est consacré au chamanisme bouriate actuel. Les auteurs considèrent le chamanisme comme un ensemble de croyances religieuses. Ils tentent de déterminer la place et le rôle des chamanes dans la société bouriate contemporaine.
Mots-clés: chamanisme, chamane, religion, organisation religieuse, République de Bouriatie.



Le chamanisme est l'une des premières formes de croyances religieuses à s’être répandues parmi la population indigène de la République de Bouriatie. Il existe différentes opinions sur la nature du chamanisme : religion ou simple croyance religieuse? À titre d'exemple peuvent être convoquées les opinions de célèbres chercheurs qui ont étudié ce thème.

Dans son célèbre ouvrage La foi noire, ou du chamanisme des Mongols, Dorji Banzarov, premier des savants bouriates à avoir reçu une éducation européenne, écrit à propos du chamanisme et des chamanes: «... La naissance du chamanisme se perd dans les ténèbres de l'antiquité. Il fut un temps où le chamanisme dominait tous les peuples vivant entre la Volga et l’Océan Pacifique, à partir de la limite Nord du Tibet et des rives du Seikhun. Mais les religions qui sont apparues en Asie du Sud ont très tôt commencé à exercer leur pression. La première d'entre elles était le bouddhisme ... L’origine des chamanes, des prêtres de la foi chamanique remonte à l'antiquité la plus lointaine ... Le chamane est à la fois prêtre, médecin et mage ... L'influence des chamanes sur le peuple était extrêmement forte ; quoique dise le chamane, personne ne pouvait mettre en doute ses paroles, puisqu’il possédait le pouvoir de faire le bien et le mal aux autres par contact avec les dieux et les esprits ... Les chamanes ont le pouvoir de provoquer tempêtes, pluie, tonnerre et éclairs ... non seulement le bas peuple, mais aussi les khans et les seigneurs avaient une confiance illimitée dans les chamanes ... " [1]

Mircea Eliade, auteur classique de l’étude des religions, écrit: "... bien que le chamanisme domine la vie religieuse en Asie centrale et septentrionale, seul un malentendu, ou un raccourci intellectuel pourraient amener à appeler chamanisme la religion des peuples arctiques ou turco-tatares. "Ni l’idéologie, ni la mythologie, ni les rites des peuples arctiques, sibériens et asiatiques ne sont des créations de leurs chamanes. Tous ces éléments sont apparus antérieurement au chamanisme, ou du moins parallèlement à lui, en ce sens qu’ils sont le fruit de l'expérience religieuse générale et non seulement d’une certaine classe d’ "élus", professionnels de l’extase. Ainsi, «la première et probablement le moins risquée des définitions de ce phénomène complexe pourrait être résumée par la formule suivante: le chamanisme est une technique d'extase». [2]

Selon V.V. Hagdaev, chercheur contemporain dans le domaine du chamanisme en Bouriatie, et lui-même chamane depuis neuf générations: "le chamanisme est une religion païenne, qui était autrefois répandue sur un territoire extrêmement grand. Il s’agit de la mère des religions du monde : de son noyau sont nés le bouddhisme, le christianisme, l'islam et d'autres confessions et religions. Bien que la Russie, au niveau de l'Etat, ne reconnaisse officiellement comme religions que le christianisme orthodoxe, l’islam, le bouddhisme, le judaïsme et leurs diverses ramifications, presque tous les peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l'Extrême Orient continuent en grande partie à adhérer au chamanisme, sous une forme ou une autre. Au sein même du peuple russe le chamanisme continue d'exister sous forme de diverses croyances païennes, superstitions, magie, histoires d’esprits et de lutins... ».

Malgré l’abondance des études sur la question, et peut-être précisément pour cette même raison, les débats sur le chamanisme ne se sont pas tus. Il n'ya toujours pas de consensus quant à l’ancienneté du chamanisme: la gamme d’opinions s’étend du paléolithique au Moyen Âge. Et actuellement a lieu un débat sur la zone géographique d’extension du chamanisme. Certains considèrent qu’elle ne recouvre que la Sibérie, l’Asie centrale et l’Europe du Nord. Pour d'autres, cette zone recouvre quasiment l’ensemble du globe: toute l'Asie, les Amériques, l’Afrique et le Caucase.

En Europe, les premières informations sur les chamanes sont apparues au XVIIe siècle dans les notes de voyageurs, des diplomates. Au cours des XVIIe et XIX siècles, le flux de la documentation à leur sujet a considérablement augmenté. Au XXe siècle l'intérêt porté au chamanisme, loin de disparaître, c’est au contraire encore intensifié.

Le chamanisme se présente comme un phénomène complexe, à multiples facettes. De nombreux ouvrages ont été publiés qui reflètent les différents aspects de la question. Le cadre limité de cet article ne permet pas de décrire pleinement ce que constitue le chamanisme bouriate actuel. La tâche que se proposent les auteurs est de tenter de définir la place occupée par les chamanes contemporains dans la vie de la société bouriate. Le chamanisme peut être considéré comme englobant la pratique chamanique. Il s’agit d’un système de croyances et de pratiques païennes fondées sur l’idée que les objets naturels ont une âme et peuvent être divinisés, ainsi que sur la croyance en la possibilité, avec l'aide des esprits, d’exercer une influence magique sur le monde environnant et sur d'autres personnes, Ce système inclut la pratique chamanique (transe, rituels propres aux chamanes...). Dans cet article, les termes «religion» et « croyance religieuse» seront utilisés indifféremment pour parler du chamanisme.

La singularité de la situation religieuse actuelle en Bouriatie, par laquelle cette république se distingue de nombreuses régions du monde, ne réside pas seulement dans le caractère pacifique de la coexistence de différentes confessions, mais aussi dans le syncrétisme et le rôle unificateur de la religion entre les différents peuples. A l’heure actuelle, les habitants de la Bouriatie, qu’ils se considèrent chrétiens orthodoxes ou bouddhistes, peuvent très bien avoir recours à l'aide des chamanes.

De par son histoire, la Bouriatie est une terre ou coexistent des représentants de différentes confessions religieuses : bouddhisme, christianisme orthodoxe, chamanisme, Vieux Croyants, judaïsme, protestantisme, catholicisme, islam. Sont reconnues comme traditionnels pour la région le bouddhisme, l’orthodoxie, le chamanisme et les Vieux Croyants. Les habitants autochtones ont maintenu leurs croyances traditionnelles jusqu’à l'arrivée de colons russes sur le territoire de Transbaïkalie. Au cours des XVIIe et XVIII siècles s’est formé un processus d’effacement du chamanisme par le bouddhisme. Les explorateurs russes, et avec eux, les missionnaires firent leur apparition sur le territoire de Transbaïkalie à la fin du XVIIe siècle (en 1681 furent mise sur pied la première mission, dirigée par l'abbé Théodose, et fondés les deux premiers couvents – de Selenginsk et de Posol’sk). L'Eglise orthodoxe a ici occupé une place moins importante que dans les zones traditionnellement orthodoxes de la Russie. C’est à cette même période que se sont répandues les communautés de Vieux Croyants. Dès la seconde moitié du XIXe siècle furent établies des associations religieuses juives, catholiques et musulmanes, avec des édifices de culte.

Ces dernières années, tant en Russie qu’à l’étranger, la culture traditionnelle des peuples autochtones de Sibérie rencontre un intérêt croissant. La Russie, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, France, Allemagne, Hongrie, Italie, Finlande, Inde, Chine, Japon, Suède et d'autres pays créent des centres de recherche en anthropologie et des départements dans les universités au sein desquels figurent fréquemment des spécialistes du chamanisme. En Bouriatie, les chercheurs du Centre scientifique bouriate de l’Académie des Sciences de Russie étudient ce thème de manière approfondie.

Dans le même temps, l'intérêt pour le chamanisme, perceptible parmi les scientifiques, se ressent aussi chez les profanes. Il existe de nombreuses raisons à cela. La première d’entre elles est très probablement la renaissance de la conscience nationale chez les différents peuples de la Fédération de Russie. Il est possible, dans une certaine mesure, de parler de l'émergence d'un nouveau chamanisme.

Le chamanisme en Bouriatie a connu de longues étapes d’évolution depuis son état primitif jusqu’à sa situation actuelle. Dans son célèbre ouvrage Le chamanisme bouriate: histoire, structure et fonctions sociales, T.M. Mikhailov a écrit: "Dans le passé, le chamanisme servait de principal régulateur des relations courantes, il exerçait une influence décisive sur la création et l'adoption des idéaux moraux, des normes morales et des goûts artistiques, influençait l’univers émotif de ses adeptes, maintenait sous contrôle permanent leurs communications interpersonnelles et façonnait l'opinion publique." [3] Au cours de la période soviétique de l’histoire de la Russie a lieu une transformation sans précédent des fonctions et des noms des dieux. Si auparavant les divinités chamaniques agissaient seulement comme fournisseurs de bénédictions ou comme protecteurs de certains lieux, désormais elles se déclarent combattants pour le pouvoir soviétique. Certaines divinités auraient dès leur apparition, selon des chamanes, constamment lutté contre le mal et l'injustice, contre les oppresseurs et les fonctionnaires du tsar.

Aujourd'hui, les chamanes eux-mêmes parlent d’un processus de renaissance de la croyance chamanique dans la région. Le chamanisme contemporain se distingue de celui des époques passées par certains traits caractéristiques. Son adaptation aux conditions contemporaines pour le moins fluctuantes conduit à la transformation des fonctions et des caractéristiques comportementales du chamane.

Une spécificité du chamanisme bouriate contemporain est l'apparition en son sein d'institutions religieuses ainsi que de serviteurs officiels du culte. À l'heure actuelle, sont enregistrées quatre associations de chamanes: "Boo Murgel", "Lusad", "Tengeri" et « Darkhan Tengeri », qui organisent des prières collectives ouvertes (taylagan, oboo takhilga), ainsi que familiales et individuelles - khereg, murgel, khayalga, zahal), en plus de séances de divination et de guérison.
Le système de culte du chamanisme – l’organisation de rites sacrificiels comme des prières de plusieurs jours ou des visites dans des lieux sacrés – est en pleine renaissance. Les taylagan (prières collectives impliquant chamanes et croyants) acquièrent un caractère public. La raison pour laquelle elles sont organisées est généralement la volonté des croyants que l'année soit heureuse, féconde, exempte de maladies et de sécheresses, etc. Des taylagan peuvent aussi être organisés par un individu isolé, une famille ou un clan, le plus souvent suite à une maladie grave, à des problèmes d’infertilité, à des événements familiaux ou tout simplement pour rendre un culte aux esprits des ancêtres.

La communication du chamane avec les esprits se produit en état de transe. Ce terme peut être interprété comme une sorte d’étourdissement, de détachement, d'auto-hypnose. Il est fréquent d’employer, pour décrire l'état dans lequel se trouve le chamane, un autre terme : l'extase. Il s’agit d’un mot grec renvoyant à l’idée de frénésie, d’enthousiasme, à une condition spéciale inhérente aux poètes et aux visionnaires. Qui a pu observer le comportement d’un chamane au cours d’un rituel, remarque des phénomènes tels que convulsions, yeux exorbités, écume à la bouche, évanouissements. En se fondant sur de tels témoignages, beaucoup en sont venus à croire que les chamanes étaient affectés de maladies mentales. Toutefois, au cours de la transe, le chamane ne perd généralement pas le contact avec l’assistance. Il arrive souvent qu’au cours du rituel il explique où il se trouve et ce qu'il voit. Cependant, les chamanes actuels ne peuvent pas tous atteindre l’extase et n’accomplissent pas forcément d’actions extraordinaires. Ils n’utilisent plus comme avant le manteau, le tambour ou les autres accessoires chamaniques et ne connaissent pas toujours bien le cérémonial complexe à observer pendant la prière. Cependant, la différence entre forts et faibles, capables et moins capables a encore cours. Les chamanes forts possèdent une meilleure connaissance de la mythologie, des invocations et des règles de conduite des différentes cérémonies. Certains d'entre eux sont dénués de utkha, c'est-à-dire de racines chamaniques, mais parviennent à trouver des explications ou des justifications à leurs activités chamaniques.

Dans la littérature académique contemporaine se fait de plus en plus fréquente l'expression de «chamane professionnel." Un chamane hérite son don de ses ancêtres paternels, ou – bien plus rarement – maternels. Il doit de plus être "élu" par les esprits. L’"élu" est marqué par les esprits de ses ancêtres déjà dans le ventre de sa mère. Quand l’heure est venue, il subit une sorte de rite d'initiation (épreuve et sacrement). Le terme spécifique de «maladie chamanique » s’applique lorsque les esprits exigent de l’individu qu’ils ont choisi qu'il embrasse sa vocation de chamane mais que celui-ci résiste. Extérieurement cela peut se manifester par la perpétration d'actes incompréhensibles, que d’aucuns pouraient considérer comme des troubles mentaux. L’obstination à résister peut conduire à la mort de l’individu en question. Mais sitôt accepte-t-il de devenir un chamane que la maladie disparaît. Le jeune chamane, guidé par les esprits ainsi que par un enseignant-chamane, commence à acquérir de l'expérience étape par étape, devenant peu à peu un professionnel des pratiques chamaniques. Les chamanes mènent une vie en dehors du chamanisme, travaillant comme enseignants, médecins, étudiants ou autres. Il n’y a pas réellement de marqueurs externes pouvant indiquer leur appartenance aux pratiques chamaniques religieux. Le chamane pratiquant ne possède pas forcément d’objets religieux, il arrive qu’il ne se singularise en rien des autres personnes.

Il peut être intéressant de remarquer que de nombreux adeptes du chamanisme à l’heure actuelle ne réfléchissent ni sur les questions de foi, ni sur les fondements de l’enseignement chamanique, se considérant croyants par tradition. Leur religiosité se manifeste principalement dans le respect épisodique de traditions et de rituels isolés, dictés par un événement particulier.

La religiosité des croyants contemporains est le plus souvent associée à des problèmes personnels ou familiaux, à des difficultés, et le plus souvent à des maladies. Les survivances de formes privées de sacrifice sont pour la plupart respectés pour ce type de raisons. Ici nous pouvons parler, dans une certaine mesure, du caractère consumériste, pour les fidèles, du recours aux chamanes. Est-il nécessaire de vendre ou d'acheter une maison, une voiture, que les individus se tournent vers les chamanes. Toutefois, il existe des cas de recours aux chamanes pour cause de graves problèmes de santé. Ainsi, d’après l'un des chamanes exerçant au sein de l’association religieuse chamaniste "Tengeri" ( "Le Ciel"), il y aurait eu des cas de guérison de patients atteints d’un cancer pris dans ses premiers stades de développement, c'est à dire suite à une recours aux chamanes en temps opportun.

Le chamanisme bouriate partage sans aucun doute certains traits communs avec le chamanisme d’autres peuples. Mais pour autant il se caractérise par des spécificités nationales qui attirent l'attention des chercheurs s’intéressant aux religions, ethnographes, anthropologues, psychologues sociaux, philosophes russes et étrangers. Le chamanisme bouriate compte parmi les phénomènes les plus intéressants dans les sociétés traditionnelles des peuples asiatiques.

[1] Банзаров Д. Черная вера, или шаманство у монголов / Д. Банзаров, С.49-55.
[2] Элиаде М. Шаманизм и архаические техники экстаза / М. Элиаде. – 1951.
[3] Михайлов Т.М. Бурятский шаманизм: история, структура и социальные функции / Т.М. Михайлов. – Новосибирск, 1987. – С.242.






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