vendredi 16 juillet 2010

158 ans et pas une ride

Encore peu connue, la Bouriatie, petite république russe de Sibérie bordée par le lac Baïkal, est à la tête du renouveau du bouddhisme en Russie. Et elle a désormais un argument de taille. Qui fait pourtant moins d’1m 50. Il s’agit du corps d’un moine du début du XXe siècle, déterré il y a 8 ans, qui – miracle – semble presque aussi frais que celui d’un vivant. Et attire chaque année des foules de plus en plus nombreuses.

Le Hambo Lama Itiguèlov
PHOTO GRACIEUSEMENT MISE A DISPOSITION PAR L'INSTITUT ITIGUELOV,
TOUS DROITS RESERVES

Suite à des recherches dans le district bouriate d’Ivolguinsk le 11 septembre 2002 fut exhumé le corps de Dachi-Dorjo Itiguèlov. A la stupéfaction générale, bien qu’enterré 75 ans auparavant, il ne présentait pas de traces importantes de dégradation. Une impression confirmée par les experts dépêchés de Moscou, prélèvements de cheveux et rayons infrarouges à l’appui, qui n’ont trouvé aucun signe d’embaumement. Plus surprenant encore, l’ancien moine était toujours assis dans la position du lotus, comme en ce jour de 1927 où il est entré en profonde méditation.

Contemporain du dernier tsar, qui l’a décoré pour son aide aux troupes engagées dans la Première guerre mondiale, il était de son vivant à la tête du bouddhisme de Russie. Il portait le titre de Pandito Hambo Lama, charge instituée en 1764 par oukase de la Grande Catherine. Protégée par les empereurs russes, c’est au XVIIe siècle que la religion bouddhiste a commencé à se répandre chez les Bouriates de Sibérie, ces proches parents du peuple mongol.

Réputé doué d’un don de prescience, le Hambo Lama Itiguèlov aurait dès les années 1920 prophétisé une période de profonds troubles pour le bouddhisme en Russie comme pour le peuple bouriate lui-même. La politique de répressions antireligieuses menée par Staline lui donna raison : à la fin des années 1930, plus aucun monastère ne fonctionnait, des centaines de moines avaient été fusillés et plus de mille autres croupissaient en prison.

Un jour de 1927 le Hambo Lama Itiguèlov réunit ses disciples et les somma de réciter une oraison funèbre en son nom puis de l’enterrer. Il leur aurait demandé d’inspecter son corps 30 ans après, puis de l’exhumer au bout de trois quarts de siècle. La tradition veut qu’il ait alors lui-même entonné la prière mortuaire, avant d’atteindre un état de profonde méditation. Son cœur s’étant arrêté de battre, il fut placé dans un cercueil et inhumé.

C’est dans le plus grand secret qu’un petit groupe de moines est parvenu à ouvrir sa sépulture par deux fois, bravant les interdictions de l’ère Khrouchtchev puis Brejnev. Puis en 1991 le régime socialiste et son athéisme militant disparurent pour de bon. Et en 2002, 75 ans exactement après sa mort, grâce aux inlassables efforts d’un jeune lama prénommé Bimbo, le clergé bouddhiste ainsi que les membres de la famille du moine défunt ont officiellement autorisé son exhumation.


Le "palais" d'Itiguèlov PHOTO ALBAN DES GROTTES


Une affaire de famille

Depuis ce jour, des centaines de milliers de pèlerins et de curieux sont venus à sa rencontre. « Cinq millions », s’emballe quelque peu Yanjima Vassilieva, son arrière-petite-nièce, directrice de l’Institut Itiguèlov. Fondée à l’initiative du clergé bouddhiste, cette association a pour but de donner des informations justes sur le « phénomène Itiguèlov», « afin que les journalistes ne racontent pas d’histoires », tient-elle à préciser. Cette sympathique bouriate d’une quarantaine d’années voit des miracles partout. Par exemple : « Depuis qu’il est revenu, il n’a encore prononcé mot. Pourtant, le monde entier est au courant de son retour ». Elle se souvient aussi qu’en mars dernier, lors d’une exposition qui lui était consacrée dans un musée en Mongolie voisine, le système d’alarme a connu d’inexplicables dysfonctionnements. Aussitôt épinglés au tableau des miracles du moine défunt.

D’après elle, c’est mû par une profonde compassion qu’Itiguèlov a décidé de revenir. Alors que son esprit est parti, il a fait don de son corps pour soulager les personnes qui souffrent et leur montrer la voie. C’est, avec l’idée qu’il serait toujours dans un état de très profonde méditation, l’explication la plus répandue de ce « phénomène Itiguèlov».

Pour atteindre un tel état de perfection, 12 vies auront été nécessaires. « D’abord disciple de Bouddha en Inde, il est réapparu en la personne de Damba-Dorjo Zayaïev, premier moine à occuper la fonction de Hambo Lama ». Avant de se réincarner en Dachi-Dorjo Itiguèlov, jeune orphelin né en 1852 dans le village d’Orongoï.


Jalsan Lama, le gardien PHOTO ALBAN DES GROTTES


Gardes du corps

Si au début il était encore possible de lui serrer la main, le Hambo Lama Itiguèlov reste désormais sagement assis à l’abri dans sa boîte métallique, sorte de petit réfrigérateur fait sur mesure. Huit fois par an, son corps est exposé à la vue des foules de croyants et de curieux. Bouriates, Russes ou étrangers, victimes de graves maladies ou simples touristes en quête de sensations, tous peuvent venir effleurer de leur front les écharpes qu’il tient dans ses mains. Autrefois logé dans le temple principal du monastère, il a déménagé en 2008 pour prendre ses quartiers dans le « palais » qui lui a été construit grâce à des deniers venus de toute la Russie. « De Moscou à Vladivostok », s’enthousiasme son gardien attitré, Jalsan Lama. Derrière sa courte barbe et ses lunettes, ce moine jovial d’une trentaine d’années se décrit lui-même plus volontiers comme un simple servant, une « petite personne ». « Ma tâche consiste à rendre chaque jour hommage au Mahakala aux quatre visages, l’irascible divinité qui veille sur l’ancien Hambo Lama », forte de ses deux paires de bras. Premier moine à occuper cette fonction de garde, Jalsan Lama s’est installé dans une petite maison en bois accolée à la résidence d’Itiguèlov. Télévision à écran plat, réfrigérateur, micro-ondes et ordinateur de bureau dernier cri, rien du confort occidental ne lui manque. « Et je pourrai bientôt vous recevoir dans ma nouvelle maison qui va être construite dans l’enceinte du monastère », ajouta-t-il en souriant au moment de nous quitter.

Un ancrage dans la vie matérielle souvent reproché aux moines bouddhistes, parfois même accusés de trop s’impliquer dans les jeux de pouvoir…


Le temple principal du monastère d'Ivolguinsk PHOTO ALBAN DES GROTTES



Le moine et le président

Quelles que soient les intentions premières de l’ancien Pandito Hambo Lama, sa réapparition soudaine tombe à point nommé pour le clergé bouriate, récemment encore traversé par une profonde crise de légitimité.

En 1997 Damba Ayousheïev, peu après son accession au rang de Pandito Hambo Lama, a modifié les statuts de la Direction spirituelle centrale des bouddhistes de Russie. L’organisation religieuse officielle fut dès lors renommée Sangha bouddhiste traditionnelle. Les changements dans les procédures de renvoi du Hambo Lama ont été jugés abusifs par certains moines qui ont décidé, sous l’impulsion de Nimajap Lama Ilyoukhinov, de fonder une organisation rivale. A l’annonce du « retour » d’Itiguèlov, ce rival a déclaré à la télévision que son exhumation tenait du vandalisme et qu’il pourrait contaminer les pèlerins venus lui rendre hommage. Cela lui a valu un procès en diffamation de la part de la famille d’Itiguèlov. Pourquoi a-t-il agi comme cela ? « Parce que c’est un traître à son peuple », nous assure Yanjima, « et qu’il avait maille à partir avec l’ancien président de la Bouriatie », hostile au Hambo Lama. Ayant fait l’objet d’un mandat d’arrêt fédéral, le lama s’est évanoui dans la nature : d’obscures rumeurs laisseraient entendre qu’il aurait été reconverti dans le trafic de jade avec la Chine, « une récompense pour ses méfaits ».

La question du « phénomène Itiguèlov» est cruciale dans les rivalités qui agitent le clergé bouddhiste en Bouriatie. Un tel miracle permet au Hambo Lama actuel de renforcer le prestige du monastère d’Ivolguinsk, qui abrite le corps et qui est aussi le siège de sa nouvelle organisation, la Sangha traditionnelle. C’est aussi un moyen de raffermir l’autorité de sa fonction, sur laquelle rejaillit désormais le prestige de cet illustre prédécesseur. Et de réaffirmer la place centrale du bouddhisme bouriate en Russie comme en Asie du Nord, le prodige ayant été reconnu par le Dalaï-lama lui-même.

Signe de l’ampleur du phénomène : l’été dernier, lors de sa visite en Bouriatie, le président russe Dmitri Medvedev s’est rendu au monastère d’Ivolguinsk pour rencontrer le moine-miracle. « Il est resté un quart d’heure en tête-à-tête avec le Hambo Lama Dachi-Dorjo Itiguèlov», nous a expliqué Jalsan-Lama… De quoi ont-ils bien pu s’entretenir ? Une question qui invite à la méditation !



Alban des Grottes et Svetlana Akhmadoulina

mercredi 2 juin 2010

En Mongolie voisine

Les clichés ci-dessous ont été pris en Mongolie dans les derniers jours de mai. Ils permettent de se rendre compte des profondes similitudes qui existent entre la Bouriatie et la Mongolie sur le plan religieux.







Migjid Janraisig Süm, monastère bouddhiste Gandantegchinlen Khiid, Oulan-Bator





Autres bâtiments du monastère Gandantegchinlen Khiid, Oulan-Bator



Khadaks noués à un arbre dans les environs de l’ancien monastère bouddhiste de Manzushir Khiid, à 50 km d’Oulan-Bator

Yourte d’une organisation chamanique en plein centre d’Oulan-Bator

jeudi 15 avril 2010

Le retour de la momie

L'article qui suit constitue notre participation à une conférence organisée par l'Université d'Etat de Bouriatie les 21 et 22 mai prochains, intitulée "La région Asie-Pacifique: histoire et modernité". Il paraitra sous le titre "Les fonctions sociales du phénomène Itiguèlov".
D.D. Itiguèlov est un moine bouddhiste, ancien dirigeant des bouddhistes de Russie a l'époque de la Première guerre mondiale. En 1927 il est entre en profonde méditation, jusqu'à ce que son cœur s'arrête de battre. Il a par la suite été enterré. Conformément à sa volonté, il a été exhumé en 2002. A l'étonnement général (et à celui des experts scientifiques dépêchés de Moscou), son corps ne présentait pas de trace de décomposition. Désormais expose 8 fois par an au monastère d'Ivolguinsk, il attire des foules de pèlerins et de curieux de plus en plus nombreuses.
D'ici quelques semaines nous comptons publier un reportage en français sur ce "phénomène Itiguèlov".


А. дэ Гротт
Институт Политических Исследований
г. Бордо, Франция

С.З. Ахмадулина
Бурятский Государственный Университет
г. Улан-Удэ

«ФЕНОМЕН Д.Д. ИТИГЭЛОВА»: СОЦИАЛЬНЫЕ ФУНКЦИИ

В сентябре 2002 года весь мир был потрясен, узнав о настоящей сенсации, связанной с открытием феномена нетленного тела усопшего еще в 1927 году Хамбо Ламы Итигэлова. Буддисты Бурятии назвали это явление «эрдэни мунхэ бэе», т.е. «драгоценным нетленным телом», которое превратилось в культовое место всеобщего поклонения верующих и массового паломничества туристов.

С точки зрения естественных наук не найдено удовлетворительное объяснение данного феномена. Как пишет В.И. Антонов, «большинство современных ученых, размышляя по поводу феномена Итигэлова, склонны считать, что он необъясним с точки зрения рациональной науки» [Антонов В.И. Феномен нетленного тела, или реальность ирреального // Вестн. Московского Университета, Философия. 2010, январь-февраль, №1. - С.33]. Существуют объяснения религиозного характера.

Задача, которую авторы ставили перед собой в данной статье рассмотреть в какой степени данный феномен, в социальном аспекте способствует возрождению бурятского буддизма и укреплению его современных институтов.

В начале 1990-х годов, бурятский буддизм в результате ряда различных факторов оказался в тяжелом состоянии. Среди этих факторов особую роль играли последствия советских антибуддийских репрессий носивших систематический характер, в рамках общей идеи борьбы с «религиозным опиумом» советского государства. К ним относится и общее падение уровня религиозной грамотности среди традиционного буддийского населения республики. Также буддийская вера находилась под угрозой конкуренции со стороны нетрадиционных религиозных движений, появившихся в большинстве своем в 90-е гг. ХХ столетия и быстро развивающихся в современной республике.

В сложившейся ситуации необходимы были яркие символы, которые внесли свою лепту в дело возрождения и дальнейшего процветания бурятского буддизма. Феномен Итигэлова фактически выполняет такую функцию. По словам его внучатой племянницы Янжимы Васильевой, когда в 1927 г. он завещал вскрыть свое тело через 75 лет, «он знал, что все будет разрушено, что нужны будут духовная поддержка и надежда». [Из интервью Я.Д.Васильевы, директора Института XII Пандито Хамбо Ламы Д.Д. Итигэлова, 12 апреля 2010 г. ]

Такому выводу соответствуют и результаты опроса верующих, проведенного в 2009 году во время выноса нетленного тела [социологический опрос по теме: «Паломничество Пандито Хамбо Ламы Итигэлова: мотивы и ценности», под руководством д. полит. н., профессора Бурятского государственного университета Э.Д. Дагбаева. Всего было опрошено - 167 человек по свободной выборке во время 4 хуралов (24.02.09, 04.04.09, 09.05.09, 07.06.09).] В среднем, больше 40% паломников приходили на молитву и поклонение. Остальные - либо ради личного практического интереса, либо за благословлением. Во время посещения тела, больше 40% испытали спокойствие и умиротворение, а больше 35% - радость и счастье. Большинство паломников почувствовали жизненные изменения после посещения, в духовно-нравственном плане.

Хотя рядовые верующие не обращают особого внимания на тот факт, что с 1990-х годов существует конфликт в среде буддийских священнослужителей, способный повредить легитимности социальных институтов и организаций, возглавляющих буддийскую веру в стране.

В 1995 году Пандито Хамбо Ламой был избран Дамба Аюшеев. В 1997 году по его инициативе в Министерстве юстиции Российской Федерации были перерегистрированы учредительные документы, и Центральное духовное управление Буддистов переименовано в Буддийскую традиционную Сангху России. Но, по мнению оппонентов Хамбо Ламы Аюшеева, согласно новому Уставу, очень сложно провести процедуру перевыборов Хамбо Ламы Буддийской традиционной Сангхи, если Хамбо Лама этого не желает. Оппоненты Дамбы Аюшеева также были недовольны проводимой им кадровой политикой.

Впоследствии Нимажап Лама Илюхинов и его сторонники, независимые буддийские общины, решили сами создавать конкурентную организацию. В результате в 1998 году духовное управление Буддистов России было зарегистрировано как общероссийская религиозная организация.

В таком контексте Итигэлов позволяет укрепить институт Хамбо Ламы, а также в целом Сангхи. Во-первых, тело Итигэлова хранится в Иволгинском дацане, являющемся центром Сангхи. У данной организации, таким образом, появилась «эксклюзивность» на управление материальными аспектами феномена. Она, например, возложила ответственность «официально» осуществлять связи со СМИ и учеными по этому вопросу на Институт XII Пандито Хамбо Ламы Д.Д. Итигэлова.

Во-вторых, сам институт Хамбо Ламы (и как результат – его сегодняшний настоятель Хамбо Лама Аюшеев) укрепляет свою легитимность за счет «чудес», выполняемых бывшим иерархом буддистов России Д.Д. Итигэловым в настоящее время, именно тогда когда возникают несогласия среди священнослужителей.

В целом можно отметить, что, оставив сегодняшнему обществу свое тело, Итигэлов продолжает играть важную роль в истории бурятского буддизма, как в возрождение веры, так и в восстановлении легитимности руководящих его организаций.

mardi 16 février 2010

L’année du tigre en Sibérie

Lundi 15 février était un jour férié en Bouriatie. C’est la moindre des choses quand on sait que dimanche les habitants de cette république sibérienne, en plus de Maslenitsa et de la Saint-Valentin, en étaient à leur troisième Nouvel an en moins de deux mois. Amateurs de crêpes et amoureux en tous genres ont été contraints de céder la vedette au tigre de métal blanc. Car les Bouriates, faisant fi des calendriers julien et grégorien, sont restés fidèles au calendrier lunaire bouddhiste. C’est donc aux astres que l’on doit cette année ce cumul exceptionnel d’occasions de faire la fête. Sagaan haraar ! Sagaalganaar ![1]


















Gauche: Alors que l’aube se lève, la veillée nocturne dans le monastère d’Ivolguinsk touche à sa fin

Droite: Le jour levé, les fidèles sortent petit à petit du temple principal du monastère



Les adieux à l’année qui touche à sa fin ont commencé dès vendredi, lorsque les moines, appelés ici « lamas », ont allumé de grands feux un peu partout dans la ville. Les croyants y jettent des bouts de tissu ou des morceaux de pâte, parfois en forme de petits bonshommes, qu’ils ont pris soin de se frotter sur le corps. C’est, paraît-il, un excellent moyen d’enlever tout ce qu’il y a de mauvais en soi.



Le lendemain 13 février, dernier jour de l’année, une foule nombreuse se rend au datsan d’Ivolguinsk. Situé à un jet de pierre de la capitale Oulan-Oude, il s’agit du plus grand monastère bouddhiste de Russie. Fidèles et amateurs de frissons viennent se prosterner devant la dépouille d’Itiguelov, un moine enterré dans les années 1920 après être rentré en profonde méditation. Conformément à ses prédictions, son corps, exhumé en 2002, ne s’est toujours pas décomposé. Cela fait maintenant plus de quatre-vingts ans qu’il reste assis dans la position du lotus. A en croire certains « experts », les cheveux de ce contemporain de Lénine continueraient même à pousser, quoiqu’à un rythme incroyablement lent. Il est désormais exposé au public sept fois par an, des jours pendant lesquels il est d’usage de former un vœu avant d’effleurer de son front l’écharpe que le lama tient dans ses mains.


Même une fois le saint homme rangé dans sa boîte en attendant sa prochaine sortie, le datsan ne désemplit pas. Au cours de la nuit du 13 au 14, les alentours du monastère résonnent du bruit intrigant des chants sacrés. Assis en tailleur sur d’imposants coussins, le chef actuel du bouddhisme en Russie, le Pandito Hambo Lama Ayoucheev lui-même, trône au centre du temple. Paysans, ouvriers et hommes d’affaires se pressent dans la salle pour obtenir sa bénédiction. La foule, outre des Bouriates, compte un grand nombre de Russes, même parmi les moines traditionnellement drapés de rouge. Certains visiteurs ont amené des sucreries, du lait et diverses boissons à faire bénir. D’autres, plus jeunes, sont venus prier toute la nuit pour obtenir des bonnes notes au bac.




A l’aube, une fidèle effectue un tour rituel du monastère d’Ivolguinsk



« L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt »


Le jour de l’An ce proverbe prend ici tout son sens. Les croyants qui sont restés chez eux mettent leur réveil avant l’aube et se hâtent d’allumer la lumière, de préparer du thé, de mettre la table, bref, de faire montre d’activité. Une vieille légende raconte en effet qu’une maléfique déesse, maîtresse des démons, passe à ce moment en volant près des fenêtres pour compter les personnes en vie. Gare aux amateurs de grasse matinée et à tous ceux qui mettraient trop de temps à sortir de leur torpeur matinale : ils risquent tout simplement de se faire rayer de la liste des vivants. Et puis de toute façon, mieux vaut ne pas contrarier ce cruel personnage qui n’a pas hésité à tuer son propre fils.


Comme tout le monde est debout dès l’aube, l’agitation aux fourneaux commence souvent très tôt. Au cours de cette fête familiale, la règle pour les aliments est digne du face control d’une boîte de nuit moscovite: seuls peuvent figurer sur la liste les mets et boissons de couleur blanche. Les stars incontestées sont le lait, la crème fraîche, le fromage blanc, les œufs, le salamat – un nourrissant mélange de crème fraîche et de farine- et les inévitables pozy, sortes d’énormes raviolis juteux, décrétés huitième merveille de la Bouriatie. Peut-être parce qu’elle est transparente, la vodka parvient à s’inviter à toutes les tables.


Alors que la veille, la tradition prescrit de rester bien sagement à la maison en s’abstenant de boire, le premier jour de l’année donne lieu à de nombreux toasts et verres levés. Ainsi de ce groupe qui trinque au cognac à la sortie du temple, dès neuf heures du matin. Il est certain que pour parvenir à fêter Maslenitsa, la Saint-Valentin et le Nouvel An en une seule et même journée, mieux vaut s’atteler de bonne heure à ses obligations !



Bonne fête du Mois blanc donc! Et en ce début d’année, n’oubliez pas de libérer le tigre qui est en vous…




Svetlana Akhmadoulina et Alban des Grottes



[1] Vœux traditionnels en bouriate généralement traduits par : « Bonne fête du Mois blanc ! », les festivités pouvant se prolonger presqu’un mois complet.

Gauche: En ce jour de fêtes, la statue de Lénine semble impassible face au spectacle qui se déroule sous ses yeux
Droite: Sur la place des Soviets, à côté de la plus grosse tête de Lénine au monde, ont été dressées des affiches avec tigre blanc et vœux pour la nouvelle année

jeudi 4 février 2010

Les Témoins sibériens loin du tribunal


La Bouriatie est une véritable terre de mission pour les Témoins de Jéhovah : il y a peu, la république comptait encore 10 fois moins de communautés que son voisin, l’oblast d’Irkoutsk. L’avenir paraissait radieux… Mais en Russie aussi, les Témoins de Jéhovah font peur. Arrivés en masse au début des années 1990 et bien qu’officiellement enregistrés comme organisation religieuse, leurs jours sont peut-être comptés.

Serait-ce le jugement dernier ? En décembre, la Cour suprême a confirmé la décision d’un tribunal de Rostov qui a décidé de dissoudre une filiale locale de l’organisation. Et elle a dans la foulée qualifié d’ « extrémistes » plusieurs publications que les Témoins distribuent dans l’ensemble de la Russie. Ce n’est certainement pas la « bonne nouvelle » attendue par les fidèles.

Pour mieux comprendre ce que représente leur organisation en Russie, nous avons décidé de partir à la rencontre des Témoins de Jéhovah d’Oulan-Oude. Mais ce sont eux qui, les premiers, sont venus frapper à ma porte.


Un jeune homme et une jeune femme, sérieux mais souriants, la mise impeccable. Lui est asiatique, elle est européenne. Classique pour la Bouriatie. Sauf qu’il n’est pas Bouriate, mais Japonais, venu prêcher en russe et en chinois. Une langue qu’elle aussi maîtrise parfaitement, sans jamais avoir mis les pieds dans l’Empire du milieu. Ils sont spécialisés dans le « recrutement » des étudiants chinois, nombreux dans les universités de la région.

Me sachant étranger, le missionnaire japonais commence par m’interroger sur mes capacités à parler le russe. Pour cela il me demande si je comprends les questions de sa brochure sur le message véritable de la Bible. Rusé, il me prie alors de lui indiquer quelle question m’intéresse le plus. Je réponds : «La cinquième : que se passe-t-il quand l’homme meurt ?». Ca y est, la conversation sur la religion est engagée, citations de la Bible à l’appui. Mais elle restera entièrement guidée par lui.

Ayant eu vent de mon souhait d’assister à un office, ils m’invitent chaleureusement à m’y rendre le surlendemain.

Dans la Salle du Royaume

Froid et morne de l’extérieur, le bâtiment est presque étouffant de chaleur humaine à l’intérieur. A peine arrivé, le nouveau venu se trouve entouré de toutes parts, assailli de sourires et de mots de bienvenue. Un peu trop « américain » pour la Sibérie. Le bâtiment lui-même, par son côté standardisé et aseptisé, ressemble à une sorte de McDonald’s sans l’odeur de friture. Seule adaptation au marché local : l’inscription en bouriate « Yakhovyn Gershenuudei khaan turyn zal ».

Une sonnerie d’aéroport vient signaler le début de la réunion. Tout ici rappelle une salle de classe : chaque élève a apporté, en plus de sa Bible, ses manuels et les polycopiés du cours, qu’il a dû préparer à l’avance à la maison. L’un des élèves est désigné pour lire la leçon. De nombreuses mains se lèvent pour répondre aux questions du prédicateur, le plus souvent en répétant ce qui est écrit dans le paragraphe sur lequel porte la question.

Le prédicateur rappelle qu’il faut aider les nouveaux venus, qui se retrouvent ici comme des enfants. Mais les enfants des Témoins, eux, sont déjà capables de citer la Bible un micro à la main.

En mauvais élève, j’ai le temps de feuilleter le manuel que l’on vient de me prêter, sur la vie dans l’amour divin. Quelques passages en annexe retiennent mon attention : on trouve des conseils pratiques sur « Comment se comporter avec les excommuniés ? », « Comment arrêter la masturbation ?» ainsi que sur l’épineuse question du refus de la transfusion sanguine. Sur ce dernier point, pour lequel les Témoins de Jéhovah sont le plus souvent critiqués, et parfois condamnés, ne figure évidemment aucune interdiction en tant que telle. Seulement une liste de questions qui doivent aider le chrétien à prendre sa décision au regard de ce que lui dicte sa conscience, éclairée par la Bible.


Prosélytisme : conseils pratiques

Nouveau manuel, nouveau thème, nouveau professeur. Nous ouvrons le livre L’Ecole du ministère théocratique à la leçon sur les gestes comme accompagnement de la parole. Sont passés en revue sourires, mimiques et mouvements du corps qui favorisent le contact avec les personnes à convertir. Le prédicateur, orateur accompli, n’hésite pas à jouer avec les clichés : « Si l’on va voir les gens sans sourire et en leur disant que la fin du monde est proche, on va effrayer tout le monde ! »

Ces différentes méthodes, qui pourraient sembler dignes d’organisations subversives, sont en fait abordées ouvertement, même avec les nouveaux venus. C’est l’un des éléments qui fait dire à Nathalie LUCA et Frédéric LENOIR dans leur livre Sectes, mensonges et idéaux, que les Témoins de Jéhovah n’ont rien à voir avec les « nouvelles sectes » qui défraient régulièrement la chronique[1].

Au moment de rentrer chez soi, une vieille dame passablement exaltée tente sur moi l’une des techniques destinées à fidéliser les nouveaux venus. Elle me promet de m’inviter chez elle pour boire le thé, mais à une condition : que je sois présent aux prochaines réunions ! C’est donc à mes risques et périls que je décide de venir assister à la leçon dominicale…

Tu obéiras à l’Organisation

Le dimanche matin chez les Témoins est encore plus studieux que le jeudi soir. Et aucune excuse pour ne pas participer à la leçon. Quand bien même serait-on sourd et muet, une jeune et jolie interprète se charge de traduire les paroles du prédicateur en langue des signes.

Au bout d’une heure de lecture-mémorisation d’un fastidieux texte issu du journal « La Tour de Garde »[2], l’orateur cède la parole à un invité venu d’une autre paroisse. Trente minutes de discours. Et pas des plus tolérants. Son idée est que ceux qui trahissent l’Organisation sont des suppôts de Satan. Noé, le Christ, avaient déjà de leur temps formé autour d’eux cette Organisation. Elle est comme un corps avec ses mains, ses jambes, ses organes… et sa tête. Tous ses membres sont différents, mais doivent être heureux de remplir les fonctions qui leur sont assignées par le cerveau, puisque c’est là la volonté de Jéhovah. Amen.


Alban des Grottes

Svetlana Akhmadoulina



[1] Nathalie LUCA, ethnologue et chercheur au CNRS, et Frédéric LENOIR, philosophe et sociologue, Sectes, mensonges et idéaux, Bayard, 1998 : « Ils affichent clairement leurs objectifs réels, l'argent sert à construire des lieux de culte et non à enrichir quelques nababs, le pouvoir est collégial et n'est pas entre les mains d'un gourou tout-puissant, etc. »

[1] Publié simultanément dans plus de 150 langues, ce magazine, tiré chaque mois à des millions d’exemplaires, est un recueil des textes qui doivent être étudiés lors des réunions. Il distille de très nombreux conseils pratiques sur l’organisation de sa vie quotidienne, mais en se référant toujours au texte de la Bible.