mardi 16 février 2010

L’année du tigre en Sibérie

Lundi 15 février était un jour férié en Bouriatie. C’est la moindre des choses quand on sait que dimanche les habitants de cette république sibérienne, en plus de Maslenitsa et de la Saint-Valentin, en étaient à leur troisième Nouvel an en moins de deux mois. Amateurs de crêpes et amoureux en tous genres ont été contraints de céder la vedette au tigre de métal blanc. Car les Bouriates, faisant fi des calendriers julien et grégorien, sont restés fidèles au calendrier lunaire bouddhiste. C’est donc aux astres que l’on doit cette année ce cumul exceptionnel d’occasions de faire la fête. Sagaan haraar ! Sagaalganaar ![1]


















Gauche: Alors que l’aube se lève, la veillée nocturne dans le monastère d’Ivolguinsk touche à sa fin

Droite: Le jour levé, les fidèles sortent petit à petit du temple principal du monastère



Les adieux à l’année qui touche à sa fin ont commencé dès vendredi, lorsque les moines, appelés ici « lamas », ont allumé de grands feux un peu partout dans la ville. Les croyants y jettent des bouts de tissu ou des morceaux de pâte, parfois en forme de petits bonshommes, qu’ils ont pris soin de se frotter sur le corps. C’est, paraît-il, un excellent moyen d’enlever tout ce qu’il y a de mauvais en soi.



Le lendemain 13 février, dernier jour de l’année, une foule nombreuse se rend au datsan d’Ivolguinsk. Situé à un jet de pierre de la capitale Oulan-Oude, il s’agit du plus grand monastère bouddhiste de Russie. Fidèles et amateurs de frissons viennent se prosterner devant la dépouille d’Itiguelov, un moine enterré dans les années 1920 après être rentré en profonde méditation. Conformément à ses prédictions, son corps, exhumé en 2002, ne s’est toujours pas décomposé. Cela fait maintenant plus de quatre-vingts ans qu’il reste assis dans la position du lotus. A en croire certains « experts », les cheveux de ce contemporain de Lénine continueraient même à pousser, quoiqu’à un rythme incroyablement lent. Il est désormais exposé au public sept fois par an, des jours pendant lesquels il est d’usage de former un vœu avant d’effleurer de son front l’écharpe que le lama tient dans ses mains.


Même une fois le saint homme rangé dans sa boîte en attendant sa prochaine sortie, le datsan ne désemplit pas. Au cours de la nuit du 13 au 14, les alentours du monastère résonnent du bruit intrigant des chants sacrés. Assis en tailleur sur d’imposants coussins, le chef actuel du bouddhisme en Russie, le Pandito Hambo Lama Ayoucheev lui-même, trône au centre du temple. Paysans, ouvriers et hommes d’affaires se pressent dans la salle pour obtenir sa bénédiction. La foule, outre des Bouriates, compte un grand nombre de Russes, même parmi les moines traditionnellement drapés de rouge. Certains visiteurs ont amené des sucreries, du lait et diverses boissons à faire bénir. D’autres, plus jeunes, sont venus prier toute la nuit pour obtenir des bonnes notes au bac.




A l’aube, une fidèle effectue un tour rituel du monastère d’Ivolguinsk



« L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt »


Le jour de l’An ce proverbe prend ici tout son sens. Les croyants qui sont restés chez eux mettent leur réveil avant l’aube et se hâtent d’allumer la lumière, de préparer du thé, de mettre la table, bref, de faire montre d’activité. Une vieille légende raconte en effet qu’une maléfique déesse, maîtresse des démons, passe à ce moment en volant près des fenêtres pour compter les personnes en vie. Gare aux amateurs de grasse matinée et à tous ceux qui mettraient trop de temps à sortir de leur torpeur matinale : ils risquent tout simplement de se faire rayer de la liste des vivants. Et puis de toute façon, mieux vaut ne pas contrarier ce cruel personnage qui n’a pas hésité à tuer son propre fils.


Comme tout le monde est debout dès l’aube, l’agitation aux fourneaux commence souvent très tôt. Au cours de cette fête familiale, la règle pour les aliments est digne du face control d’une boîte de nuit moscovite: seuls peuvent figurer sur la liste les mets et boissons de couleur blanche. Les stars incontestées sont le lait, la crème fraîche, le fromage blanc, les œufs, le salamat – un nourrissant mélange de crème fraîche et de farine- et les inévitables pozy, sortes d’énormes raviolis juteux, décrétés huitième merveille de la Bouriatie. Peut-être parce qu’elle est transparente, la vodka parvient à s’inviter à toutes les tables.


Alors que la veille, la tradition prescrit de rester bien sagement à la maison en s’abstenant de boire, le premier jour de l’année donne lieu à de nombreux toasts et verres levés. Ainsi de ce groupe qui trinque au cognac à la sortie du temple, dès neuf heures du matin. Il est certain que pour parvenir à fêter Maslenitsa, la Saint-Valentin et le Nouvel An en une seule et même journée, mieux vaut s’atteler de bonne heure à ses obligations !



Bonne fête du Mois blanc donc! Et en ce début d’année, n’oubliez pas de libérer le tigre qui est en vous…




Svetlana Akhmadoulina et Alban des Grottes



[1] Vœux traditionnels en bouriate généralement traduits par : « Bonne fête du Mois blanc ! », les festivités pouvant se prolonger presqu’un mois complet.

Gauche: En ce jour de fêtes, la statue de Lénine semble impassible face au spectacle qui se déroule sous ses yeux
Droite: Sur la place des Soviets, à côté de la plus grosse tête de Lénine au monde, ont été dressées des affiches avec tigre blanc et vœux pour la nouvelle année

jeudi 4 février 2010

Les Témoins sibériens loin du tribunal


La Bouriatie est une véritable terre de mission pour les Témoins de Jéhovah : il y a peu, la république comptait encore 10 fois moins de communautés que son voisin, l’oblast d’Irkoutsk. L’avenir paraissait radieux… Mais en Russie aussi, les Témoins de Jéhovah font peur. Arrivés en masse au début des années 1990 et bien qu’officiellement enregistrés comme organisation religieuse, leurs jours sont peut-être comptés.

Serait-ce le jugement dernier ? En décembre, la Cour suprême a confirmé la décision d’un tribunal de Rostov qui a décidé de dissoudre une filiale locale de l’organisation. Et elle a dans la foulée qualifié d’ « extrémistes » plusieurs publications que les Témoins distribuent dans l’ensemble de la Russie. Ce n’est certainement pas la « bonne nouvelle » attendue par les fidèles.

Pour mieux comprendre ce que représente leur organisation en Russie, nous avons décidé de partir à la rencontre des Témoins de Jéhovah d’Oulan-Oude. Mais ce sont eux qui, les premiers, sont venus frapper à ma porte.


Un jeune homme et une jeune femme, sérieux mais souriants, la mise impeccable. Lui est asiatique, elle est européenne. Classique pour la Bouriatie. Sauf qu’il n’est pas Bouriate, mais Japonais, venu prêcher en russe et en chinois. Une langue qu’elle aussi maîtrise parfaitement, sans jamais avoir mis les pieds dans l’Empire du milieu. Ils sont spécialisés dans le « recrutement » des étudiants chinois, nombreux dans les universités de la région.

Me sachant étranger, le missionnaire japonais commence par m’interroger sur mes capacités à parler le russe. Pour cela il me demande si je comprends les questions de sa brochure sur le message véritable de la Bible. Rusé, il me prie alors de lui indiquer quelle question m’intéresse le plus. Je réponds : «La cinquième : que se passe-t-il quand l’homme meurt ?». Ca y est, la conversation sur la religion est engagée, citations de la Bible à l’appui. Mais elle restera entièrement guidée par lui.

Ayant eu vent de mon souhait d’assister à un office, ils m’invitent chaleureusement à m’y rendre le surlendemain.

Dans la Salle du Royaume

Froid et morne de l’extérieur, le bâtiment est presque étouffant de chaleur humaine à l’intérieur. A peine arrivé, le nouveau venu se trouve entouré de toutes parts, assailli de sourires et de mots de bienvenue. Un peu trop « américain » pour la Sibérie. Le bâtiment lui-même, par son côté standardisé et aseptisé, ressemble à une sorte de McDonald’s sans l’odeur de friture. Seule adaptation au marché local : l’inscription en bouriate « Yakhovyn Gershenuudei khaan turyn zal ».

Une sonnerie d’aéroport vient signaler le début de la réunion. Tout ici rappelle une salle de classe : chaque élève a apporté, en plus de sa Bible, ses manuels et les polycopiés du cours, qu’il a dû préparer à l’avance à la maison. L’un des élèves est désigné pour lire la leçon. De nombreuses mains se lèvent pour répondre aux questions du prédicateur, le plus souvent en répétant ce qui est écrit dans le paragraphe sur lequel porte la question.

Le prédicateur rappelle qu’il faut aider les nouveaux venus, qui se retrouvent ici comme des enfants. Mais les enfants des Témoins, eux, sont déjà capables de citer la Bible un micro à la main.

En mauvais élève, j’ai le temps de feuilleter le manuel que l’on vient de me prêter, sur la vie dans l’amour divin. Quelques passages en annexe retiennent mon attention : on trouve des conseils pratiques sur « Comment se comporter avec les excommuniés ? », « Comment arrêter la masturbation ?» ainsi que sur l’épineuse question du refus de la transfusion sanguine. Sur ce dernier point, pour lequel les Témoins de Jéhovah sont le plus souvent critiqués, et parfois condamnés, ne figure évidemment aucune interdiction en tant que telle. Seulement une liste de questions qui doivent aider le chrétien à prendre sa décision au regard de ce que lui dicte sa conscience, éclairée par la Bible.


Prosélytisme : conseils pratiques

Nouveau manuel, nouveau thème, nouveau professeur. Nous ouvrons le livre L’Ecole du ministère théocratique à la leçon sur les gestes comme accompagnement de la parole. Sont passés en revue sourires, mimiques et mouvements du corps qui favorisent le contact avec les personnes à convertir. Le prédicateur, orateur accompli, n’hésite pas à jouer avec les clichés : « Si l’on va voir les gens sans sourire et en leur disant que la fin du monde est proche, on va effrayer tout le monde ! »

Ces différentes méthodes, qui pourraient sembler dignes d’organisations subversives, sont en fait abordées ouvertement, même avec les nouveaux venus. C’est l’un des éléments qui fait dire à Nathalie LUCA et Frédéric LENOIR dans leur livre Sectes, mensonges et idéaux, que les Témoins de Jéhovah n’ont rien à voir avec les « nouvelles sectes » qui défraient régulièrement la chronique[1].

Au moment de rentrer chez soi, une vieille dame passablement exaltée tente sur moi l’une des techniques destinées à fidéliser les nouveaux venus. Elle me promet de m’inviter chez elle pour boire le thé, mais à une condition : que je sois présent aux prochaines réunions ! C’est donc à mes risques et périls que je décide de venir assister à la leçon dominicale…

Tu obéiras à l’Organisation

Le dimanche matin chez les Témoins est encore plus studieux que le jeudi soir. Et aucune excuse pour ne pas participer à la leçon. Quand bien même serait-on sourd et muet, une jeune et jolie interprète se charge de traduire les paroles du prédicateur en langue des signes.

Au bout d’une heure de lecture-mémorisation d’un fastidieux texte issu du journal « La Tour de Garde »[2], l’orateur cède la parole à un invité venu d’une autre paroisse. Trente minutes de discours. Et pas des plus tolérants. Son idée est que ceux qui trahissent l’Organisation sont des suppôts de Satan. Noé, le Christ, avaient déjà de leur temps formé autour d’eux cette Organisation. Elle est comme un corps avec ses mains, ses jambes, ses organes… et sa tête. Tous ses membres sont différents, mais doivent être heureux de remplir les fonctions qui leur sont assignées par le cerveau, puisque c’est là la volonté de Jéhovah. Amen.


Alban des Grottes

Svetlana Akhmadoulina



[1] Nathalie LUCA, ethnologue et chercheur au CNRS, et Frédéric LENOIR, philosophe et sociologue, Sectes, mensonges et idéaux, Bayard, 1998 : « Ils affichent clairement leurs objectifs réels, l'argent sert à construire des lieux de culte et non à enrichir quelques nababs, le pouvoir est collégial et n'est pas entre les mains d'un gourou tout-puissant, etc. »

[1] Publié simultanément dans plus de 150 langues, ce magazine, tiré chaque mois à des millions d’exemplaires, est un recueil des textes qui doivent être étudiés lors des réunions. Il distille de très nombreux conseils pratiques sur l’organisation de sa vie quotidienne, mais en se référant toujours au texte de la Bible.