vendredi 16 juillet 2010

158 ans et pas une ride

Encore peu connue, la Bouriatie, petite république russe de Sibérie bordée par le lac Baïkal, est à la tête du renouveau du bouddhisme en Russie. Et elle a désormais un argument de taille. Qui fait pourtant moins d’1m 50. Il s’agit du corps d’un moine du début du XXe siècle, déterré il y a 8 ans, qui – miracle – semble presque aussi frais que celui d’un vivant. Et attire chaque année des foules de plus en plus nombreuses.

Le Hambo Lama Itiguèlov
PHOTO GRACIEUSEMENT MISE A DISPOSITION PAR L'INSTITUT ITIGUELOV,
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Suite à des recherches dans le district bouriate d’Ivolguinsk le 11 septembre 2002 fut exhumé le corps de Dachi-Dorjo Itiguèlov. A la stupéfaction générale, bien qu’enterré 75 ans auparavant, il ne présentait pas de traces importantes de dégradation. Une impression confirmée par les experts dépêchés de Moscou, prélèvements de cheveux et rayons infrarouges à l’appui, qui n’ont trouvé aucun signe d’embaumement. Plus surprenant encore, l’ancien moine était toujours assis dans la position du lotus, comme en ce jour de 1927 où il est entré en profonde méditation.

Contemporain du dernier tsar, qui l’a décoré pour son aide aux troupes engagées dans la Première guerre mondiale, il était de son vivant à la tête du bouddhisme de Russie. Il portait le titre de Pandito Hambo Lama, charge instituée en 1764 par oukase de la Grande Catherine. Protégée par les empereurs russes, c’est au XVIIe siècle que la religion bouddhiste a commencé à se répandre chez les Bouriates de Sibérie, ces proches parents du peuple mongol.

Réputé doué d’un don de prescience, le Hambo Lama Itiguèlov aurait dès les années 1920 prophétisé une période de profonds troubles pour le bouddhisme en Russie comme pour le peuple bouriate lui-même. La politique de répressions antireligieuses menée par Staline lui donna raison : à la fin des années 1930, plus aucun monastère ne fonctionnait, des centaines de moines avaient été fusillés et plus de mille autres croupissaient en prison.

Un jour de 1927 le Hambo Lama Itiguèlov réunit ses disciples et les somma de réciter une oraison funèbre en son nom puis de l’enterrer. Il leur aurait demandé d’inspecter son corps 30 ans après, puis de l’exhumer au bout de trois quarts de siècle. La tradition veut qu’il ait alors lui-même entonné la prière mortuaire, avant d’atteindre un état de profonde méditation. Son cœur s’étant arrêté de battre, il fut placé dans un cercueil et inhumé.

C’est dans le plus grand secret qu’un petit groupe de moines est parvenu à ouvrir sa sépulture par deux fois, bravant les interdictions de l’ère Khrouchtchev puis Brejnev. Puis en 1991 le régime socialiste et son athéisme militant disparurent pour de bon. Et en 2002, 75 ans exactement après sa mort, grâce aux inlassables efforts d’un jeune lama prénommé Bimbo, le clergé bouddhiste ainsi que les membres de la famille du moine défunt ont officiellement autorisé son exhumation.


Le "palais" d'Itiguèlov PHOTO ALBAN DES GROTTES


Une affaire de famille

Depuis ce jour, des centaines de milliers de pèlerins et de curieux sont venus à sa rencontre. « Cinq millions », s’emballe quelque peu Yanjima Vassilieva, son arrière-petite-nièce, directrice de l’Institut Itiguèlov. Fondée à l’initiative du clergé bouddhiste, cette association a pour but de donner des informations justes sur le « phénomène Itiguèlov», « afin que les journalistes ne racontent pas d’histoires », tient-elle à préciser. Cette sympathique bouriate d’une quarantaine d’années voit des miracles partout. Par exemple : « Depuis qu’il est revenu, il n’a encore prononcé mot. Pourtant, le monde entier est au courant de son retour ». Elle se souvient aussi qu’en mars dernier, lors d’une exposition qui lui était consacrée dans un musée en Mongolie voisine, le système d’alarme a connu d’inexplicables dysfonctionnements. Aussitôt épinglés au tableau des miracles du moine défunt.

D’après elle, c’est mû par une profonde compassion qu’Itiguèlov a décidé de revenir. Alors que son esprit est parti, il a fait don de son corps pour soulager les personnes qui souffrent et leur montrer la voie. C’est, avec l’idée qu’il serait toujours dans un état de très profonde méditation, l’explication la plus répandue de ce « phénomène Itiguèlov».

Pour atteindre un tel état de perfection, 12 vies auront été nécessaires. « D’abord disciple de Bouddha en Inde, il est réapparu en la personne de Damba-Dorjo Zayaïev, premier moine à occuper la fonction de Hambo Lama ». Avant de se réincarner en Dachi-Dorjo Itiguèlov, jeune orphelin né en 1852 dans le village d’Orongoï.


Jalsan Lama, le gardien PHOTO ALBAN DES GROTTES


Gardes du corps

Si au début il était encore possible de lui serrer la main, le Hambo Lama Itiguèlov reste désormais sagement assis à l’abri dans sa boîte métallique, sorte de petit réfrigérateur fait sur mesure. Huit fois par an, son corps est exposé à la vue des foules de croyants et de curieux. Bouriates, Russes ou étrangers, victimes de graves maladies ou simples touristes en quête de sensations, tous peuvent venir effleurer de leur front les écharpes qu’il tient dans ses mains. Autrefois logé dans le temple principal du monastère, il a déménagé en 2008 pour prendre ses quartiers dans le « palais » qui lui a été construit grâce à des deniers venus de toute la Russie. « De Moscou à Vladivostok », s’enthousiasme son gardien attitré, Jalsan Lama. Derrière sa courte barbe et ses lunettes, ce moine jovial d’une trentaine d’années se décrit lui-même plus volontiers comme un simple servant, une « petite personne ». « Ma tâche consiste à rendre chaque jour hommage au Mahakala aux quatre visages, l’irascible divinité qui veille sur l’ancien Hambo Lama », forte de ses deux paires de bras. Premier moine à occuper cette fonction de garde, Jalsan Lama s’est installé dans une petite maison en bois accolée à la résidence d’Itiguèlov. Télévision à écran plat, réfrigérateur, micro-ondes et ordinateur de bureau dernier cri, rien du confort occidental ne lui manque. « Et je pourrai bientôt vous recevoir dans ma nouvelle maison qui va être construite dans l’enceinte du monastère », ajouta-t-il en souriant au moment de nous quitter.

Un ancrage dans la vie matérielle souvent reproché aux moines bouddhistes, parfois même accusés de trop s’impliquer dans les jeux de pouvoir…


Le temple principal du monastère d'Ivolguinsk PHOTO ALBAN DES GROTTES



Le moine et le président

Quelles que soient les intentions premières de l’ancien Pandito Hambo Lama, sa réapparition soudaine tombe à point nommé pour le clergé bouriate, récemment encore traversé par une profonde crise de légitimité.

En 1997 Damba Ayousheïev, peu après son accession au rang de Pandito Hambo Lama, a modifié les statuts de la Direction spirituelle centrale des bouddhistes de Russie. L’organisation religieuse officielle fut dès lors renommée Sangha bouddhiste traditionnelle. Les changements dans les procédures de renvoi du Hambo Lama ont été jugés abusifs par certains moines qui ont décidé, sous l’impulsion de Nimajap Lama Ilyoukhinov, de fonder une organisation rivale. A l’annonce du « retour » d’Itiguèlov, ce rival a déclaré à la télévision que son exhumation tenait du vandalisme et qu’il pourrait contaminer les pèlerins venus lui rendre hommage. Cela lui a valu un procès en diffamation de la part de la famille d’Itiguèlov. Pourquoi a-t-il agi comme cela ? « Parce que c’est un traître à son peuple », nous assure Yanjima, « et qu’il avait maille à partir avec l’ancien président de la Bouriatie », hostile au Hambo Lama. Ayant fait l’objet d’un mandat d’arrêt fédéral, le lama s’est évanoui dans la nature : d’obscures rumeurs laisseraient entendre qu’il aurait été reconverti dans le trafic de jade avec la Chine, « une récompense pour ses méfaits ».

La question du « phénomène Itiguèlov» est cruciale dans les rivalités qui agitent le clergé bouddhiste en Bouriatie. Un tel miracle permet au Hambo Lama actuel de renforcer le prestige du monastère d’Ivolguinsk, qui abrite le corps et qui est aussi le siège de sa nouvelle organisation, la Sangha traditionnelle. C’est aussi un moyen de raffermir l’autorité de sa fonction, sur laquelle rejaillit désormais le prestige de cet illustre prédécesseur. Et de réaffirmer la place centrale du bouddhisme bouriate en Russie comme en Asie du Nord, le prodige ayant été reconnu par le Dalaï-lama lui-même.

Signe de l’ampleur du phénomène : l’été dernier, lors de sa visite en Bouriatie, le président russe Dmitri Medvedev s’est rendu au monastère d’Ivolguinsk pour rencontrer le moine-miracle. « Il est resté un quart d’heure en tête-à-tête avec le Hambo Lama Dachi-Dorjo Itiguèlov», nous a expliqué Jalsan-Lama… De quoi ont-ils bien pu s’entretenir ? Une question qui invite à la méditation !



Alban des Grottes et Svetlana Akhmadoulina