mercredi 23 décembre 2009

A Oulan-Oude dans une association de chamanes

A Oulan-Oude dans une association de chamanes


En Sibérie, les chamanes du XXIème siècle habitent en ville, regardent la télévision, utilisent Internet, font de la publicité et se regroupent au sein d’associations professionnelles. Oulan-Oude, capitale de la République de Bouriatie, compte quatre organisations de chamanes. Nous sommes allés à la rencontre du centre religieux de chamanes « Tengeri», le plus connu de la ville. Son nom est celui du dieu du ciel sous la protection duquel Gengis Khan, dont la mère serait originaire de la région, a conquis le plus grand empire n’ayant jamais existé.





















Dans la cour de l’association, un édifice dont on jurerait qu’il nous est venu du fond des âges


En ce début d’hiver, la neige est déjà bien présente. Après avoir traversé la voie ferrée, nous avons demandé à la seule passante que nous avons croisée de nous indiquer où se trouvait « Tengeri ». Par chance, elle aussi y allait. Elle nous ouvrit la porte en bois de la palissade qui entoure ce grand terrain vague, vide à part quelques cabanes en bois. Dans l’angle le plus éloigné, une petite maison, avec un imposant édifice dont on jurerait qu’il est venu du fond des âges : une sorte de tipi fait de troncs d’arbres, en partie drapé de morceaux d’étoffe bleue, couronné d’un trident doré, recouvert par la même neige qui blanchit les crânes, cornes et bois d’animaux qui sont accrochés à mi-hauteur. Près de l’autre entrée, bien en vue depuis la route, une immense affiche digne d’une agence de voyages présente un paysage ensoleillé et propose entre autres activités d’assister à un « tayglan » (cérémonie) estival sur l’île d’Olkhon, dans le lac Baïkal. Ce voisinage de crânes et de publicités grand format, pour le moins intriguant, donne le ton pour la suite de la visite.



















Dans le ciel gris se détache une publicité digne d’une agence de voyages

A première vue, rien de bien étrange dans cette banale maison en bois, à l’entrée de laquelle est accrochée une pancarte « Centre religieux de chamanes “Tengeri” ». La porte donne sur une grande salle moderne avec dans un coin une petite vitrine qui sert de réception. Ne seraient-ce les canapés dépliés en lit et la bouteille de vodka (vide) par terre, les visiteurs pourraient se croire dans des bureaux administratifs. Nous sommes les premiers visiteurs de la journée et le colosse au torse bardé d’amulettes qui vient de faire irruption dans la salle n’a pas encore eu le temps de ranger la pièce.

L’employée de l’accueil, qui nous demande si nous venons pour une consultation, vend aussi différents livres, talismans et herbes… ainsi que des chemises italiennes. Nous lui expliquons que nous sommes venus pour interviewer un chamane. En attendant son arrivée, nous avons le temps de regarder le très chamanique tableau des petites annonces : vente de moutons, préparation de tambours rituels et calendrier oriental….

Au bout de quelques minutes un chamane, qui préfère que nous taisions son nom, fait son entrée dans la salle. Les cheveux gris, il semble être dans la quarantaine, bien que son âge soit difficile à deviner. Habillé en pantalon classique, avec une veste noire au col de fourrure, rien dans son allure extérieure ne laisse deviner ses activités.
Il nous fait pénétrer dans son modeste « cabinet », qui pourrait aussi bien être celui d’un médecin : des chaises, un bureau et une couchette d’hôpital. Seul l’air chargé d’odeurs de plantes aromatiques orientales vient nous rappeler à qui nous avons affaire. A mesure qu’il nous parle ses yeux se font tour à tour rieurs et graves.


Clinique, école, agence de voyages et association écolo…

Le chamane explique avec fierté que son association vient de fêter son cinquième anniversaire et qu’elle ne cesse de s’agrandir. Elle réunit plus de quatre-vingt chamanes, dont une vingtaine de novices. Pendant leur période d’études, ils continuent en parallèle leurs activités habituelles : certains sont enseignants, d’autres ingénieurs, voire encore étudiants à l’université.
Les « patients » sont aussi bien commerçants et étudiants que médecins ou militaires. Ils peuvent être Bouriates, Russes ou Tatares. Ils viennent parfois de loin, et notamment de Moscou. Vous prévoyez de vendre une voiture, une maison? Vous êtes malade ? Vous voulez purifier votre appartement après une mort violente ? Les chamanes peuvent vous apporter leur aide. « Il n’existe pas de tarif fixe », nous explique le chamane. « Tout dépend des possibilités de chacun. Parfois les gens ne donnent que cinq roubles, parfois rien du tout. Les âmes de nos ancêtres nous disent qu’il ne faut pas demander de l’argent, qu’il faut aider tout le monde. Comme des médecins ». A Moscou, au contraire, il n’y a que des « commerçants », qui « demandent beaucoup d’argent mais sont totalement inutiles ».
L’association organise régulièrement de grandes cérémonies et prières collectives, notamment à Olkhon, la plus grande île du lac Baïkal et l’un des plus hauts lieux du chamanisme en Sibérie. Chaque été s’y regroupent des chamanes venus de toute la Bouriatie mais aussi des régions voisines de Khakassie, de la République de Tyva, de Mongolie, de Chine et même de Novossibirsk, Moscou et Saint-Pétersbourg. Notre hôte nous raconte non sans fierte une anecdote à ce propos. L’année dernière, des habitants de l’île, frappée par la sécheresse, sont venus les voir en leur disant que s’ils étaient véritablement des chamanes, ils pourraient les aider en faisant tomber de la pluie. Prenant un air amusé, notre interlocuteur nous précise que, suite à leurs efforts, « il a plu deux jours sans discontinuer».

Outre de tels évènements, l’organisation se charge de la formation des novices. Le directeur est en même temps le professeur le plus important. A la question de savoir quel est le niveau -il en existe neuf différents - de notre interlocuteur, celui-ci nous répond qu’il est encore « étudiant ». « J’ai déjà conduit trois cérémonies. Mais je continue à étudier. En fait, tout dépend des ancêtres: ce sont eux qui disent quand il faut se consacrer aux cérémonies et quand il faut se reposer ».
En Bouriatie, on ne choisit pas de devenir chamane. Ce sont les esprits des ancêtres qui désignent leur héritier dans le ventre de sa mère et le marquent de divers signes. Une fois adulte, il devient témoin de visions, entend des voix, à tel point qu’il a l’impression de perdre la raison. Le moment décisif est appelé « maladie chamanique » : à un moment donné, l’élu tombe gravement malade. Pour guérir, il n’a d’autre choix que d’accepter le destin que lui ont réservé ses ancêtres. Avant son initiation est organisée une cérémonie « d’information ». Un chamane confirmé entre alors en contact avec le monde des esprits pour consulter la « banque de données céleste », pour reprendre l’expression de notre interlocuteur. « Il consulte alors l’arbre généalogique du candidat et parle avec ses ancêtres pour qu’ils confirment leur choix. Comme on remonte parfois jusqu’à neuf générations, il arrive qu’on ait du mal à les comprendre, tant la langue bouriate a évolué depuis. » La cérémonie d’initiation peut alors avoir lieu, au cours de laquelle le novice doit rentrer en transe, avant de débuter sa formation. « Du temps de l’Union Soviétique, note le magicien bouriate, on tentait de soigner les futurs chamanes dans des hôpitaux psychiatriques. Mais les médecins ont commencé à demander à ces drôles de patients s’ils avaient des ancêtres aux dons reconnus. Si c’était le cas, alors eux-mêmes leurs conseillaient de s’adresser à des chamanes ».

Les chamanes de la Russie actuelle se présentent volontiers comme les défenseurs de la nature et des traditions. Notre hôte remarque avec amertume qu’à l’heure actuelle « les traditions se perdent. On ne respecte plus les aînés. C’est de là que viennent tous nos problèmes. » Pour lui, la solution est à chercher du côté du chamanisme, qui tente de « préserver les richesses de notre peuple. Il faut révérer nos ancêtres, la nature du Baïkal ». Il assure par exemple toujours nettoyer derrière lui après chaque pique-nique au bord de ce lac sacré, afin de « préserver les cadeaux de la Nature pour nos enfants et nos petits-enfants ». De même, « il ne faut pas abuser de la vodka. Dans le temps, seuls les hommes âgés de plus de 40 ans étaient autorisés à boire. Et encore, c’était du vin qui ne dépassait pas les douze degrés. Les esprits des ancêtres nous disent de ne pas perdre les traditions ». Il nous confie à ce propos que la vue de femmes en pantalon ne leur plaît pas du tout.




« Darkhan Tengeri », une cérémonie à marquer… au fer chaud


Sur l’invitation de notre hôte, je suis revenu la semaine suivante pour assister à la cérémonie dite de « Darkhan Tengeri ». Placée sous le signe des forgerons, elle est censée porter chance aux participants pour l’année à venir.


A mon arrivée à l’heure indiquée, l’entrée de la salle principale est déjà remplie par une trentaine de personnes des plus diverses : hommes, femmes de tous âges, russes, bouriates, de la campagne et certains visiblement d’une grande ville comme Moscou ou Saint-Pétersbourg. A l’autre extrémité, contre le mur, sont dressées plusieurs tables recouvertes de paquets de biscuits, de briques de lait et de bouteilles de vodka. Chacun des cinq chamanes présents s’installe face à sa propre table. Ceux qui sont encore en habits de ville se changent dans la salle : ils revêtent une longue tunique bleue traditionnelle, ainsi que des amulettes qu’ils portent autour du cou. Tous ont l’air très jeune, à l’exception du maître de cérémonie, qui n’est autre que le chamane qui nous a reçus la semaine précédente. Habillé de la sorte, il dégage une toute autre aura.


Une intense activité règne dans la salle qui ne cesse de se remplir : pendant que les chamanes discutent entre eux et continuent à se préparer, chacun s’affaire sur sa liste. Il s’agit d’écrire sur un bout de papier le nom et l’âge des personnes qui seront bénies, en y joignant plusieurs centaines de roubles. Comme à la télévision, une courte page de publicité parvient à se glisser avant le début la cérémonie : la femme de l’accueil, en pantalon et non en jupe, rappelle qu’il est encore possible de lui acheter des khadaks, ces foulards bleus traditionnels qui sont posés sur chacune des tables.

Chaque chamane s’assied dos au public, avec en main un marteau miniature de la taille d’un stylo, à l’aide duquel il va battre en rythme sur une plaque de fer tout en chantant des prières dans un dialecte difficilement identifiable. Les chamanes sont réputés utiliser leur propre langage. Lorsque le « chef d’orchestre » discute avec les autres chamanes, c’est bien en bouriate, la langue de ses ancêtres, qu’il s’exprime. Mais rapidement il passe au russe, comme lorsqu’il s’adresse à son auditoire. Sur chaque table brûlent des plantes odorantes. La fumée se fait au fur et à mesure plus épaisse autour des chamanes, et l’odeur plus entêtante.

A son appel prennent fin les martèlements. Le rituel de la purification peut enfin commencer. D’abord les hommes, puis les femmes. Les premiers sortent de la maison et doivent se tenir droits dans la neige sans poser leur regard sur les trois chamanes qui s’affairent autour d’un brasier. En attendant mon tour, les seuls propos que je discerne sont ceux de l’un des chamanes qui répète qu’il faut se dépêcher, sans quoi cela va refroidir… Mon tour venu, suivant l’exemple, je tends mon manteau à mon voisin et m’avance vers le chamane, que j’ai désormais le droit de regarder. Il retire des braises un morceau de fer. Après avoir pris une rasade de vodka au goulot, il pose le métal brûlant sur sa langue qui semble crépiter dans un nuage de fumée. Il reprend instantanément une gorgée de vodka qu’il me recrache presqu’entièrement sur le visage. Tout en marmonnant des paroles que je ne comprends pas, il répète ces gestes par deux fois, me demandant de me retourner puis de m’incliner vers lui. Avant de repartir, il m’invite fermement à enjamber un bol dans lequel se consume quelque chose qui ressemble à de l’encens.

A notre retour dans la salle peut débuter la dernière partie de la cérémonie. Le maître de cérémonie pointe du doigt une urne qui a fait son apparition au centre de la pièce et dans laquelle il nous invite à déposer des donations en vue de la construction d’un nouveau bâtiment à vocation religieuse.




L’un des participants à la cérémonie de « Darkhan Tengeri » prépare un feu à côté d’offrandes de nourriture et de boissons



Chacun des participants récupère les boissons et aliments qu’il a apportés, afin d’en jeter au vent une petite quantité, en dehors de la maison, en direction du Nord. Après cela débute la lecture chantée des noms des personnes inscrites sur les listes, afin de leur porter chance pour l’année à venir. Puis chacun se saisit de ce qu’il a amené et bouge ses mains dans les airs en répétant quelques mots en écho aux incantations des chamanes. Passées quelques minutes, tous se ruent sur le lait, la vodka, les biscuits et bonbons. Rassasiés et bénis, ils peuvent sereinement rentrer chez eux.


Une femme aux lunettes de soleil très tendance fait remarquer à haute voix que tout cela ne marche « que si l’on y croit ». Et son campagnard de voisin, l’air bourru et vêtu d’une tenue de camouflage, d’acquiescer d’un hochement de tête.





Organisation religieuse de chamanes « Tengeri »



Svetlana Akhmadoulina

Alban des Grottes






















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